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L e   c o i n   d e s   a m i s

Stephen Jourdain par Philippe Moulinet

 Ce qui m'a tout de suite capté chez lui c'est le ton, et la résonance qu'il provoquait en moi.  Pour la première fois quelqu'un venait me chercher là où je suis, avant les mots, avant les pensées, avant le monde, avant moi au monde. Comme s'il me révélait des choses que je savais déjà mais que je n'osais pas me dire.  J'étais  comme  un  homme  qui  a  envie  d’acheter une montre mais qui se plaint de manquer d'argent ; il rencontre un copain qui lui dit : « regarde dans ta poche » ; il réalise alors qu'il avait sur lui tout ce qu’il faut.

Je  venais  d'achever  mon  tour d'horizon philosophique, en Orient et en Occident. J'avais toutes les réponses, toutes les explications du monde mais je sentais que le secret m'échappait.  La  question  de  la  connaissance  m’assaillait  de difficultés insolubles, parce que je la posais mal. Je croyais qu'en allant au bout de ma pensée j'allais trouver de la non pensée, du réel.  J'avais donné quelques sérieux coups de boutoirs au dogme de l'objectivité mais pas assez pour faire crouler l'édifice.  Je  restais  avec  cette  idée  tenace que la connaissance  portait sur quelque chose, sur une donnée préexistant à l'acte par lequel je l'appréhendais.  Et  voilà  que  Steve  me  dit  :  «  reviens,  éveille  toi à toi-même et le problème se résoudra pour toi. Il n'y a pas de substrat objectif… la seule véritable objectivité c'est celle de l'esprit.  Le mur est blanc. Non ! Le blanc n'appartient pas au mur, c'est une qualité de ton âme ! etc. »

Quand je partais à la recherche de moi-même je m'attendais à tomber sur quelque chose, pas sur quelqu'un.  Je  pensais  que  je  ne  pouvais me sentir, m'éprouver, me rencontrer que par réflexion sur le miroir du monde.  Steve  m'a fait comprendre que « je », ma conscience n'est pas une chose mais un acte, un verbe que je conjugue au présent.  Et  ce  verbe est créateur de tout ce que je perçois. Steve est le seul à donner la clef : il n’y a pas de donnée révélée. La révélation est ce qui me révèle à moi-même et il n’y a personne d'autre que moi, à l'intérieur de mon propre esprit, qui me révèle qui je suis. Je ne suis pas en position de perception, je suis en position de lecture.  C'est  moi qui écris ce que je lis. Là enfin je pouvais saisir cette parole de Molla Sadra :  « Tout  ce  que  l'homme  se  représente,  tout  ce  qu’il  perçoit  en  réalité,  de quelque perception qu'il s'agisse, intelligible ou sensible, en ce monde-ci ou dans l'au-delà, tout cela ce sont autant de choses inséparables de lui-même, indissociables de son moi essentiel. Mieux dit encore, ce qui est pour lui essentiellement objet de perception, c'est quelque chose qui existe en lui-même, non point en quelque chose d'autre » * .

Quelle libération !  Le monde n’est pas une donnée, il n'est pas étranger à ce que je suis, placé là-devant, coupé de moi par un intervalle de séparation.
Il  coule de source, il vient de mon impulsion spirituelle.  Toute  la  pensée  de  Steve  tourne autour de cet Axe. Le miracle intellectuel accompli par cet homme  c’est  d'avoir  établi  cela  sans  imposition,  de  manière  vérifiable  par  chacun,  d'avoir  mis  la  subjectivité,  l'intériorité  au  centre  de  tout.
Plus d'idoles intellectuelles à admirer.  Je  n'admire  plus, je me mire.  Vous me direz que la compréhension intellectuelle ne provoque pas forcément le choc de la rencontre avec soi. C'est vrai. La question n'est pas d'être intellectuel mais d'être intelligent. Et l'intelligence juste de ce que veut dire « je » est déjà une libération virtuelle.

En  écoutant  Steve  je  me  sens  en  présence  d'un  esprit de la trempe d'un Eckhart en Occident ou des grands penseurs de l'Iran des XVII et XVIIIème siècles avec lesquels je me sens à l'aise.  Steve,  enfant  de  Descartes, est une révélation française, passée comme un astre dans une époque plongée dans la nuit intellectuelle, dans un peuple ingrat, oublieux de sa responsabilité intellectuelle.  Je  veux,  par mon travail, faire connaître ce grand esprit, sans doute le plus grand qui ait poussé en terre d’Occident, le seul aussi, comme Socrate, capable d'accoucher l'Orient de ce qu'il veut dire.

* Henry Corbin, Corps spirituel et Terre céleste, ed. Buchet Chastel 1979, p. 194